Un amour de perdition

 

FLOR DO MAR. Commençons par dire que le titre original vaut mieux que sa traduction. Ce mélange de générosité et de résistance propre à la langue portugaise, cette sonorité quasi aérienne des mots, traduit de façon inimitable la pulsation du film, son état diffus, flottant. Dans le plan d'ouverture, un voilier se profile sur l'immensité de la mer, dont les reflets rappellent le fond étoilé sur lequel se refermait Silvestre. Raccord singulier (bien que, surgit aujourd'hui des oubliettes, A flor do mar est le film qui lui succède chronologiquement) mais qui dit bien l'attachement de Monteiro à raconter des his­toires sans âge, son goût pour les figures de légende qui voyagent au rythme de leurs caprices ou de leurs égare­ments:  Silvestre donc, la demoiselle travestie que la guerre éveille à la féminité, mais aussi Jean de Dieu, l'histrion maladif de Souvenirs de la maison jaune, ressurgit d'un égout cet Nosferatu pour donner au monde du fil à retordre Comme autrefois le bateau du comte Orlock allait mouiller dans un port hanséatique, ce voilier tout aussi intrigant jettera son ancre à Tavira, non loin de Lisbonne. Un pied sur la terre ferme et l'œil rivé sur la ligne d'horizon, une bâtisse imposante nous ouvre grandes ses portes, où l'on pénètre avec la sensation malaisée d'en pénètre avec la sensation malaisée d'en perturber l'intimité. Elles sont crois femmes, Sara, Rosa, Laura, dont on ne sait trop bien quel lien les unit (l'entre­voit-on, qu'importe) qui se traînent, l'âme en peine, dans ce décor lugubre, à leur image, dépouillé de tout. Mais ce lieu de perdition, aux confins du vieux continent, n'est pas trop vaste pour la mémoire encombrée de ses occu­pants, êtres plombés par le romantisme, qui ressassent les mêmes vieilles douleurs. La fameuse phrase de Camilo Castelo Branco, « Anxieuse de vivre, pas d'aimer», citée par Laura au début, nous fait comprendre que c'est elle (Laura Morante) qui sera mise à l'épreuve par le film. Face au dialogue, magnifique et intimidant, on est vite perdus : après tout, en quoi le passé italien de cette femme donc nous percevons que des bribes, nous regar­de-t-il ? Quelque chose nous retient, moins l'envie de connaître les dessous de ses amours défuntes, que l'impatience de voir surgir dans le plan du visible, du neuf. On l'aura compris, A flor do mar fait de l'absence des hommes, l'attente même de son histoire, sa promes­se vampirique. Le destin apparaît alors sous les traits d'un Américain, Robert Jordan, que le vent du large pousse naturellement dans les bras de Laura. Comme il a lui aussi son passé obscur (tout indique qu'il vient de commettre un attentat à Lisbonne), elle lui tend une main secourable, lui offre l'hospitalité. Le film progresse ainsi par petits riens, chacun apprenant à découvrir la face cachée de l'autre. Mais lorsque Robert prend soudain les devants, Laura préfère s'éclipser: immobile, elle dévisage son reflet dans la glace, qui grandir sensiblement jusqu'à occuper dans son entier la surface du miroir, le visage encadré de la sorte en médaillon. « Mais tu es morte », dit-elle avant de disparaître dans un océan de lumière. Plus tard, lorsqu'elle se refusera à lui, elle aura ses autres mots terribles: « Je ne veux pas me souvenir de que ma vie est remplie de fantômes. A flor do mar en effet ne se laisse pas facilement déshabiller. Il progresse ainsi en scènes morcelées qui se referment sur elles-mêmes aussitôt les plans consommés, le tour de force étant de nous laisser croire que le hasard n'y est pas encore totale­ment aboli, parce que tout reste encore à dire. Se dessine là l'oscillation du film, qui se conjugue indifféremment au passé et au présent, l'un conditionnant l'autre, diffé­rents niveaux de réalités se superposant comme les strates géologiques d'un terrain. Monteiro s'attache en effet à ne jamais dissocier dans son récit, le premier du second plan, l'événement de son contexte. La force et l'harmonie du film, c'est ce subtil dosage de distance et de proximité aux choses, cette capacité à se faire l'écho des conflits et des bruits du monde tout en les mainte­nant loin de sa romance. Le seul moment où l'action prend le pas sur le récit, c'est avec l'intrusion de ce com­mando armé, lancé aux trousses du « naufragé », com­mando improbable et dérisoire qui doit plus à la malice de Monteiro, qu'à une nécessité de scénario. Mais le film avoir ses décrochages (et pourquoi en faire mesure, il a d'autres moments d'inattention), son centre  de gravité n'en bouge pas pour autant. Le charme indéniable d' A ­f/or do mar est à proportion de l'innocence et l'objectivité avec laquelle Monteiro choisit de filmer l' évidence des passions, la  chronique d'un amour sans lendemain. D'ailleurs le titre du film donne la mesure  exacte de ce que l'acte de filmer signifie pour lui, quelque chose de l'ordre du « toucher», une caresse, à fleur de peau. Pour en rendre compte, il faudrait souli­gner les rares mouvements de caméra qu'il s'autorise, et qui accompagnent les personnages sans jamais pervertir leur espace. Rien que ce moment; Laura révèle à Robert la mort de son mari, Monteiro la cadre frontalement depuis l'embrasure de la fenêtre, et imperceptiblement s'en approche pour s'arrêter au moment précis où elle fait volte-face, offrant son dos à nos yeux. Cette volonté de ne pas « déflorer»  la réalité, de ne pas pénétrer trop avant dans le champ de l'enregistrement au risque d'être pris de vertige, cette délicatesse dans l'attaque des plans, ce léger  «ressac», impriment au film sa respiration profonde, sa musicalité même.

On aura décelé que A flor do mar est, plus encore que les autres films de Monteiro, truffé de « références », disséminées ci et là, aisément repérables, parfois déguises, souvent cousues  dans le  tissu même du film.

L'exemple le plus clair flous en est donné par cette scène où Sara marmonne l'adage « tous les chemins mènent à Rome», et où Laura ajoute d'un air entendu : « Roma, citta aperta». Cette allusion n'a rien d'une coquetterie; en citant là Rossellini, les personnages se déterminent en fonction d'une histoire dont ils sont résolument les contemporains. Et s'ils se retrouvent aujourd'hui à la pointe géographique de l'Europe, dans cet autre pays non réconcilié avec son passé, c'est que se dresse une ligne imaginaire qui rejoint l'Amérique à la Grèce via le Portugal et l'Italie. Par là –même, A flor do mar retrace aussi la noblesse du mythe méditerranéen, rejouant dans ce théâtre antique et déserté, la tragédie des senti­ments, l'immémoriale odyssée du malentendu entre l'homme et la femme (ici Monteiro rejoint le Godard du Mépris). Sauf que Monteiro ne met pas les deux person­nages sur le même pied d'égalité. Laura Morante a beau être un fantôme, son jeu est sensuel, et son visage prend magnifiquement la lumière (coup de chapeau à Acacio de Almeida). Philip Spinelli, lui, figure primitive et sacrée, garde de bout en bout la même inexpressivité que, disons, Terence Stamp dans Théorème: pas l'ombre d'un sentiment ou d'une pensée ne transparaît sur son visage. C'est quand Monteiro focalise sur des paroles et des gestes porteurs de fatalité, bref lorsqu'il s'en remet au tracé des destins, plus que sur des affects drama­tiques, que le film perd de sa fascination. Lorsqu'à la fin Robert Jordan quitte ses hôtesses, il s'arrête net dans la cour à l'appel de son nom Cette voix qui vient de rompre le silence, avec d'irrésolu et de définitif, résonne du même timbre que les adieux des westerns (ce vers quoi le  film par moments).Cependant, on l'a compris, cet homme n'a rien d' un  hors-la-loi incorrigible mais attachant, il est ce corps « en trop », encombrant, et finalement sacri­fié. Comme si Monteiro n'avait pas su - voulu ? -donner à Laura Morante une aventure à la hauteur de la déclaration brûlante qu'est son film, un dia­mant à l'éclat impur, un obscur objet de désir.

 

 

 

A FLEUR DE MER (A FLOR DO MAR, Portugal,1986 ). Réalisation et scénario : João César Monteiro. Image : Acacio de Almeida. Son: Joaquim ­Pinto, Vasco Pimentel. Costumes: Mariana Meireles.  Montage : Manuela Viegas, Léonor Guterres, Marina Carvalho. Musique: Bach, Bellini, Mozart, Verdi et un fado de  Carlos Ramos. Interprétation : Laura Morante, Manuela de Frettas, Teresa Villaverde, Georges Claisse. Production : João César Monteiro : Ciclop Films. Durée: 2h17.

 

                                                                                                 

Vicent Vatrican

Publicado na revista Cahires du Cinéma, nº 465, Março 1993