L’ éternelle histoire de la séduction

 

Personne, plus que moi, n'aime le paradoxe.

J'ai toujours prôné la transgression, la nécessité des tabous pour pouvoir les enfreindre.

Aussi n'est-ce pas innocemment, je pense, que vous m’avez invitée à voir ce film :La Comédie de Dieu, tout un programme !

Parfois les films, leur découverte, est un cadeau.

La comédie de Dieu, Monteiro en démonte avec une allégresse jubilatoire tous les rouages. C'est le film de la transgression totale. Vive  l'existence de Dieu  pour l'euphorie du blasphème !

Vive  l'hypocrisie morale ! Vive les pudibonderies, les puritanismes, les méticulosités, les maniaqueries, les racornissements, les sentenciosités, les feux qui couvent s Monteiro, vincitore ex-aequo del premio speciale della giuria ous la cendre.

Ainsi, glacier de son état, assis à sa table à faire des comptes et énoncer des apho­rismes sévères sur l'existence, Jean de Dieu règne sur son Paradis pour en faire un petit univers de rigueur et de propreté. De son oeil bleu et patient, il tance ses jeunes vendeuses dont le maintien comme ladite propreté, laissent à désirer.

L'enseignement chrétien veut que ce soit à celle qui n'en est pas coupable (Car sans doute plus ancienne dans la maison) qu'incombe la corvée de laver la merde dont la nouvelle recrue Rosarinho qui, sortant de son bidonville, n'a jamais appris à se tor­cher qu'avec les doigts, a garni les murs.

La charité chrétienne ne commande-t-elle pas à celui qui a été frappé sur une joue, de tendre l'autre?

Avec des préceptes pareils, il est compréhensible qu'on n'engendre que la perversité, dont les bases sont froides et sèches. Presque rebutantes si l'on se fie aux apparences. Et Jean de Dieu, maigre gratte-papier aussi sec qu'une trique, revêche comme un croque-mort, semble n'être né que pour n'avoir ni émoi ni charme dans sa solitaire existence. Pourtant ses jeunes vendeuses tournent autour de lui comme des phalènes autour de l'incandescence d'une lampe. Chaque jeune fille croisée semble attendre quelque extraordinaire chose, perceptible d'elle seule, de cet obséquieux barbon, ce misérable échalas, cet inaccessible Don Quichotte de la glace qui n'a d'obsession que pour la propreté et l'hygiène publique.

Justement !

Comme ce qui est Dieu dans le film n'est la que pour la comédie du blasphème - le poesélytisme  bien compris de la propreté mène aux cochonneries, les plus éhontées.

Cela commence précisément avec l'éducation de cette jeune Rosarinho à qui il faut tour apprendre (comme il en fut probablement des autres), qu'il faut se laver les mains après la toilette car la clientèle principale est enfantine, et « qu'elle songe, (c'est la litanie favorite de Jean de Dieu) qu'un jour, elle aussi, elle sera mère»…

Voici la phrase lâchée...

Car si ce jour doit arriver, on pressent qu'il est lointain et presque abstrait. Le monde où l'on se meut est un no man's land presque sans existence puisque transitoire: c'est celui des jeunes filles.

Et il n'a aucune mesure commune, ni de bienséance ni de dignité, ni de logique, ni de flèvre avec le monde des mêmes, adultes sans grâce, sur le souvenir de jeunesse desquelles un voile de deuil est tombé.

La jeune fille, on le découvre, est le lieu du préliminaire. Sa pureté - et la conservation intransigeante de celle-ci - l'amène à être volontiers - avec une facilité déconcertante - l'objet de cérémoniaux interminables puisqu'il ne s'agit plus d'arriver au but, mais de sacraliser indéfiniment le respect qui recèle le plus salace des désirs.

Pure  supercherie, on le verra bien  Jean de Dieu traire les oies blanches comme les jeunes dindes qu'on a toutes été, fascinées par la joute des aphorismes labyrinthiques, comme le miroir tendu de notre soi-disant intelligence.

Il faut le reconnaître, jusque de nos jours, on peut encore tremper bien facilement des jeunes filles dans des bains de lait, pour peu qu on s'en donne la peint. Ironiquement, dans le film, ces bains de lait res­semblent en fin de compte à des bains de chaux vive de plus sinistre mémoire.

Lorsque notre apprenti Landru récupère le reste dans des bidons, à l'aide d'une machinerie puissante, il ne reste, au fond de son tamis, de la jeune fille disparue, que la dérisoire quintessence de cette super-che­rie initiatique; quelques poils pubiens rangés comme des trésors dans «le livre des pensées».

Voici la collection monomaniaque de Jean de Dieu. A quoi se réduit sa démarche, comme un dédain pro­fond sur la vanité de la conquête puisque finalement toutes consentent à se prêter de cette manière tran­quille, gracieuse et éhontée, aux cérémoniaux libidineux de cet obsédé lugubre. L'art est de faire croire que toutes ces grâces leur sont dues, qu'on leur hisse un piédestal, quand ce n'est qu'un simple perchoir.

Tout cela serait misérable, si ça ne touchait lin fond de vérité humaine absolument troublante, torride et glacé.

Et ce n'est donc pas pour rien que Monteiro a placé Jean de Dieu, pour la petite histoire, glacier de son état. La glace favorite, celle qui fait les délices de la clientèle et la renommée du lieu, s'appelle Paradis. Joaninha n'y goûtera pas ! Elle est en rupture de stock !Tant mieux ! Le meilleur de la vie est dans la frustration bien comprise. Ainsi Joaninha peut-elle déguster deux vaya con dios - offertes qui plus est par le maître des lieux, qui sont presque aussi bonnes, et la jeune Rosarinho tâter furieusement du plaisir de la sodomie qui attente au corps mais non point à l'âme des jeunes filles.

Cette virginité décrite à mors si crus, si médicaux dans le film que c'est une horreur pornographique.

Le charme caché de Jean de Dieu qui n'en a aucun, et son art, c’est donc de se garder formellement d'attenter à la virginité des jeunes filles.

Il attente à leur vanité.

Et les petites gourdes, comme elles sont complices !

Comme elles aiment les prétextes, ils leur suffisent pour passer outre.

On peur alors se dévêtir pour mettre un kimono rituel, si l'homme devant lequel on le fait est suffisam­ment revenu de toutes les tentations pour vous prendre pour égale, et ne frôler votre nudité que pour mieux sembler vous dire qu'il se garde de toute concupiscence.

S'asseoir ainsi en face de lui comme une grande, devant les coupes de champagne symboliquement préparées, se croire unique, fière de répondre du tac au tac, fière de soutenir le regard comme la conversation, sûre enfin que c'est soi, sa personnalité, son intelligence qui intéresse !

Quelle griserie !

Une sorte de tactique de l'amour courtois, où celui-ci perd le beau rôle.

Car Jean de Dieu n'est pas romantique, il est précis et pragmatique.

Si le bain de lait est préparé, c'est soixante litres de lait entier longue conservation UHT qu'il a bien fallu acheter à l'épicerie du coin, et se coltiner avec un caddy jusque chez lui. Sans compter l'ouverture des boîtes une à une, la poubelle pleine des emballages.

Tout ceci est suffisamment et complaisamment montré pour nous faire comprendre que plus la conquê­te endosse l'habit des raffinements célestes, plus on est dupe, et que les ruses sont triviales.

C'est la vie!

C'est l'éternelle histoire de la séduction qui n'est qu'une chausse-trape bête comme chou, un piège qui se referme mécaniquement, pourvu qui'il soit soigneusement préparé et compris. Telle est la leçon de la chose que l'extrême ingratitude physique de notre héros ne met que plus en lumière.

C'est le piège qui marche, c'est lui qui est séduisant. II ne faut que faire accroire.

On peut alors mener les jeunes filles les plus simples aux gestes les plus fous comme la posture sur le  tabouret d'œuf ». L'innocence n'est pas bafouée et pourtant elle est feinte. Les battements d’œil des jeunes filles ne sont-ils pas dits dans ce film tendres et pieux ? La jouissance n'est-elle pas de sauver les apparences alors qu'on les transgresse si allègrement ? Et la conservation précaire de cet équilibre mène à toutes les folies, la tête de Jean de Dieu qui plonge au cœur du vagin d’œufs, la culot­te de la jeune Joaninha hissée en haut d'un soufflet pour attiser le feu.

Enfin l'ordre moral revieni, lorsque le scandale éclate et que Jean de Dieu, roué de coups par un père justement vengeur, ne sort d’hôpital que pour être jeté du paradis des glaces et de sa société des appa­rences, dont la morale pourvoit au salut de toutes les inconduites, ainsi va le monde, pas vrai! - mais à la condition intransigeante et expresse, que ce dont personne n'est dupe sache rester dans l'ombre.

Ainsi la lumière faite, il n'est plus de merci..

 

Catherine Breillat

Publicado no Caheirs du Cinéma, nº 499, Fevereiro de 1996